AU-DELÀ DES BARRIÈRES
Dans les méandres du drame rwandais
Charles Karemano
Préface de Claudine Vidal
Etudes africaines - Interdépendance africaine
BIOGRAPHIE, AUTOBIOGRAPHIE, TÉMOIGNAGE, RÉCIT HISTOIRE AFRIQUE Rwanda

L'auteur retrace la vie politique des premières années de la décennie 90 dont il fut témoin et acteur. Il fait le portrait de plusieurs politiciens influents à l'époque, il détaille, de l'intérieur, certains épisodes caractéristiques des luttes pour le pouvoir, il en restitue la violence. Le réalisme de la chronique fait comprendre ce que fut le "contexte" de ces années: "celui d'une société binaire du point de vue ethnique et régional, d'une démocratisation forcée, d'un multipartisme improvisé et chaotique, d'une guerre aux agendas cachés, enfin d'une victoire sur fond de destruction humaine, matérielle et morale".

ISBN : 2-7475-5069-9 • septembre 2003 • 152 pages

Prix éditeur : 13 € / 85 FF

 

 

 

Préface

 

Les témoignages rwandais sur la tragédie de 1994 restent encore rares, du moins les témoignages qui procèdent d’une démarche purement personnelle, non requise par une institution ou sollicitée par un observateur intermédiaire, journaliste, membre d’une organisation de défense des droits de l’homme, cinéaste, chercheur. Des Rwandaises furent les premières à prendre l’initiative : en 1996, Yolande Mukagasana, en 2000, Béatrice Umutesi et Marie-Aimable Umurerwa. Parler publiquement de soi n’est pas une habitude rwandaise, encore moins écrire à la première personne et il est tout particulièrement attendu des femmes qu’elles observent systématiquement cette attitude de réserve. Leur besoin de témoigner fut impérieux, il relevait d’une nécessité tellement vitale que ces trois femmes bravèrent l’interdit. Le monde où elles avaient vécu était détruit, pour chacune il était devenu une liste de morts, elles habitaient désormais à l’étranger : elles ont voulu encore nommer leurs disparus, évoquer leur mémoire en rappelant des épisodes vécus dans un passé chronologiquement proche mais que les terribles événements de la décennie 90 ont rendu existentiellement si lointain que son évocation en devient le récit d’une société abolie, un “ autrefois ”. Elles ont voulu enfin et surtout lutter contre l’oubli des massacres et désigner les meurtriers, que ces derniers aient tué de leurs propres mains ou lancé les assassins[1][1].

Une même intention est à l’œuvre dans le livre de Charles Karemano : retracer son histoire personnelle pour donner à comprendre ce qui est arrivé aux autres et ainsi reconstruire un espace mental qui, au prix d’un douloureux travail de vérité, pourrait devenir un espace commun aux Rwandais. Pour retracer son histoire personnelle en la reliant à celle des autres, l’auteur a choisi de reconstituer trois destins, le sien et celui de deux amis de très longue date puisqu’ils se connurent dès l’école. Les trois furent liés au point de construire leurs maisons sur le même terrain, à Butare. Jean-Gualbert Rumiya, historien et universitaire, fut assassiné en avril 1994, parce qu’il était Tutsi[2][2] ; Runyinya Barabwiriza, docteur en Sciences de l’environnement, universitaire puis conseiller du Président Habyarimana pour les Affaires étrangères, avait accompagné ce dernier à Arusha le 6 avril mais, n’ayant pas pris l’avion de retour, il échappa à l’attentat dont les concepteurs du génocide tirèrent parti pour déclencher les massacres. En 1995, il revint de son plein gré au Rwanda et fut immédiatement jeté en prison par le nouveau régime. Peu avant, le 3 mars 1995, Karemano prenait le chemin de l’exil parce qu’il avait accusé nommément des éléments du Fpr d’avoir participé, en juillet 1994, au massacre de membres de sa famille ainsi que de centaines d’autres personnes.

Le récit de ces trois destins s’entrelace avec celui de nombreux autres parcours des années 90. Récit de l’apprentissage scolaire (l’“ autrefois ” de ce témoignage, comme dans d’autres témoignages masculins[3][3]) et de ses aléas dûs à la rareté des bourses et des inscriptions dans les établissements d’enseignement. L’auteur passa sept années d’études dans un monastère bénédictin, sept années dont il écrit qu’elles l’ont marqué car, “ immergé dans la culture de l’optimisme et du rêve ”, il est demeuré un rêveur impénitent : “ Aujourd’hui, je rêve de démocratie dans une culture des dictatures ; je rêve de réconciliation dans un pays déchiré par la haine et la violence […]. ” Tous trois, durant le séjour initiatique des boqursiers rwandais dans des pays occidentaux, obtinrent leur diplôme d’études supérieures dans des universités européennes (France et Belgique).

En 1991, une nouvelle Constitution autorise le multipartisme au Rwanda. Les trois amis s’engagent en politique. Ils ne sont pas du même bord : Runyinya, le spécialiste des sciences de l’environnement, et Rumiya, l’historien, sont recrutés au Bureau politique du parti présidentiel et ex-parti unique, le Mrnd, Karemano rejoint un parti d’opposition, le Parti social démocrate, dont il rédige le programme social et gère l’administration. Lorsqu’en 1993, le Président Habyarimana appela à la mobilisation des Hutu contre le Fpr tutsi et “ tous les traîtres qui se cachaient dans les partis d’opposition ”, Rumiya démissionna en déclarant : “ De père tutsi, de mère hutu, je ne puis cautionner votre appel sans blesser l’une ou l’autre partie de mon sang. ”

Son engagement dans l’univers politique rwandais fut, pour celui dont la jeunesse avait été bercée d’utopie chez les moines, le moment d’un réveil brutal : “ Les Rwandais entrent en politique comme dans une arène. […] le Psd [son propre parti] ne fut pas guidé, pas plus que les autres partis politiques rwandais, par son manifeste. Comme les autres, il fut amarré sur les calculs de ses dirigeants. ” J’ai souvent remarqué que, lorsque des Rwandais pratiquent l’autodénigrement d’attitudes nationales, ils se décernent des prix d’excellence : quand il s’agit du pire, ils seraient uniques. Or, la politique politicienne au Rwanda n’a rien eu d’original : ses acteurs ont fait passer leur propre carrière avant la défense des programmes affichés par leur parti ni plus ni moins qu’ailleurs en Afrique et dans les autres continents. L’assassinat politique n’est pas une spécificité rwandaise, non plus les coups d’État meurtriers, ni les mobilisations politiques excitant des haines identitaires, haines ethniques, haines régionales. Ce que le conflit politique au Rwanda, depuis l’Indépendance, a peut-être de relativement exceptionnel c’est la banalisation des pratiques de massacres collectifs , pratiques fondatrices de terreur, car elles engendrent à la fois la peur de subir les vengeances et le désir de se venger. C’était-là le “ contexte ” des années 90, comme l’écrit Karemano : “ […] celui d’une société binaire du point de vue ethnique et régional, d’une démocratisation forcée, d’un multipartisme improvisé et chaotique, d’une guerre aux agendas cachés, enfin d’une victoire sur fond de destruction humaine, matérielle et morale. ”

L’auteur témoigne de la très rapide brutalisation des rapports politiques, et ceci de son point de vue au sens propre du terme, c’est-à-dire vu de là où il était, de la position qu’il occupait dans son parti. Il retrace les luttes d’influence, les alliances, les coups tordus, la corruption, les passages à la violence nue. D’autres l’ont fait avant lui, qui pour la politique nationale, qui pour la politique communale ou régionale et leurs récits s’avèrent semblables. Ils peuvent paraître anecdotiques au premier abord — ce ne sont qu’histoires et règlements de compte entre personnes — alors qu’ils expriment ce qu’a toujours été la vie politique depuis l’Indépendance[4][4]. Le drame, au Rwanda, c’est que la minorité instruite se trouve nécessairement liée d’une façon ou d’une aux politiciens de l’appareil d’État et par là, contrainte de s’enrégimenter dans leurs camps (partis ou, avant le pluralisme, clans formés autour d’hommes forts), quitte, pour les uns, à exercer intimidation, chantage, violence et, pour les autres, à les subir. Entre cette minorité numériquement très réduite et la population paysanne, pas ou presque pas de corps intermédiaires, si bien que le surgissement et l’intensification de la guerre guerre civile, tantôt larvée, tantôt ouverte, attisèrent et généralisèrent la violence meurtrière des mœurs politiques. Il faut savoir gré à Karemano d’avoir relaté tout cela minutieusement et sans fard, d’avoir mené un récit somme toute très peu glorieux qui le montre, en dépit de ses efforts, impuissant à faire prévaloir le projet de société qui constitue la charte de son parti.  

 

Du 6 avril au 22 juillet 1994, soit de  l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana au retour de l’auteur à Kigali, une longue partie est consacrée à l’immense tuerie qui fit du Rwanda un enfer sur terre. Le génocide des Rwandais tutsis, la traque des Rwandais hutus suspects de ne pas adhérer au programme de liquidation ethnique, les massacres systématiques de Hutus perpétrés par le Fpr, une fois la victoire acquise : Karemano témoigne de tout cela, parfois jour après jour[5][5]. Il dit ce qu’il a vu, entendu, rapporte ses propres terreurs, celles des autres, décrit comment, dans le lieu précis où il s’était trouvé, d’abord à Kigali, puis à Butare, les tueurs ont imposé leur loi. Son témoignage est capital, il est à lire et à relire. Il faut espérer qu’il en suscitera d’autres qui, avec la même honnêteté, rappelleront scrupuleusement comment de tels crimes ont été commis. En effet, beaucoup a été dit et écrit sur le contexte historique et politique du génocide, avancé sur ses origines idéologiques. Mais, aussi consciencieuses soient-elles, ces recherches n’élucident pas les conditions du passage à l’acte : comment on a tué, quels furent les tueurs, quelles furent les résistances… Seuls des témoins oculaires, animés du désir de vérité, peuvent apporter des éléments de réponse à ces questions.

Travail de vérité, mais aussi travail de justice : en effet, de tels témoins rendent individuellement justice à toutes les victimes, les victimes tutsies et les victimes hutues, les victimes d’avril à juin et les victimes de juillet 1994, au Rwanda, puis, celles des massacres qui continueront encore au Rwanda et au Congo/Zaïre[6][6]. Ces témoins demeurent bien isolés : jusqu’à maintenant, la justice publique est restée sélective car les actuels gouvernants du Rwanda ont réussi, avec des complicités internationales, à maintenir l’impunité des tueurs et des commanditaires issus de leurs rangs, à étouffer la reconnaissance d’une partie des victimes.

Karemano dit, dans ce livre, et il le dit depuis longtemps, combien le déni de la mort qui fut infligée à des dizaines de milliers de Hutus, combien l’interdit du deuil public de ces victimes causent de souffrances aux parents survivants. Avec d’autres, dont l’attitude fut de tolérance, de reconnaissance de leurs propres responsabilités, et qui espèrent reconstruire une société libérée de ses démons, ou de ses “ barrières ” pour reprendre ses termes, il répète combien le refus de vérité pèse lourdement sur l’avenir des Rwandais.

 

Claudine Vidal

Directeur de recherches au Centre national de la Recherche Scientifique

 




 



[1][1]. Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Fixot, 1997 ; Marie Béatrice Umutesi, Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d’une réfugiée rwandaise, L’Harmattan, 2000 ; Marie Aimable Umurerwa, Comme la langue entre les dents, L’Harmattan, 2000.

[2][2]. Sa thèse d’histoire fut publiée : Jean Rumiya, Le Rwanda sous le régime du mandat belge (1916-1931), L’Harmattan, 1992.

[3][3] Par exemple dans celui de Léonard Nduwayo, Giti et le génocide rwandais, L’Harmattan, 2002. Cet auteur mena une enquête sur les massacres commis par le Fpr à Giti, sa commune natale, où aucun Tutsi ne fut tué.

[4][4]. En rend aussi excellemment compte le livre de James K. Gasana, Rwanda : du parti-État à l’État-garnison, L’Harmattan, 2002.

[5][5]. Un autre auteur rwandais témoigne lui aussi des massacres d’avant juillet et de juillet 1994 : Édouard Kabagema, Carnage d’une nation. Génocide et massacres au Rwanda 1994, L’Harmattan, 2001. Alors que le récit de Karemano se déroule essentiellement en ville, à Kigali et à Butare, celui de Kabagema, qui relate les massacres durant cette même période, se situe sur les collines de la commune de Murama (préfecture de Gitarama).

[6][6]. Maurice Niwese, Le peuple rwandais, un pied dans la tombe. Récit d’un réfugié étudiant, L’Harmattan, 2001, atteste la traque et le massacre des réfugiés rwandais au Congo-Zaïre, de même que Marie Béatrice Umutesi (op. cit.).