AU-DELÀ DES BARRIÈRES |
Préface
Les témoignages
rwandais sur la tragédie de 1994 restent encore rares, du moins les témoignages
qui procèdent d’une démarche purement personnelle, non requise par une
institution ou sollicitée par un observateur intermédiaire, journaliste, membre
d’une organisation de défense des droits de l’homme, cinéaste, chercheur. Des
Rwandaises furent les premières à prendre l’initiative : en 1996, Yolande
Mukagasana, en 2000, Béatrice Umutesi et Marie-Aimable Umurerwa. Parler
publiquement de soi n’est pas une habitude rwandaise, encore moins écrire à la
première personne et il est tout particulièrement attendu des femmes qu’elles
observent systématiquement cette attitude de réserve. Leur besoin de témoigner
fut impérieux, il relevait d’une nécessité tellement vitale que ces trois
femmes bravèrent l’interdit. Le monde où elles avaient vécu était détruit, pour
chacune il était devenu une liste de morts, elles habitaient désormais à
l’étranger : elles ont voulu encore nommer leurs disparus, évoquer leur
mémoire en rappelant des épisodes vécus dans un passé chronologiquement proche
mais que les terribles événements de la décennie 90 ont rendu existentiellement
si lointain que son évocation en devient le récit d’une société abolie, un
“ autrefois ”. Elles ont voulu enfin et surtout lutter contre l’oubli
des massacres et désigner les meurtriers, que ces derniers aient tué de leurs
propres mains ou lancé les assassins[1][1].
Une même
intention est à l’œuvre dans le livre de Charles Karemano : retracer son
histoire personnelle pour donner à comprendre ce qui est arrivé aux autres et
ainsi reconstruire un espace mental qui, au prix d’un douloureux travail de
vérité, pourrait devenir un espace commun aux Rwandais. Pour retracer son
histoire personnelle en la reliant à celle des autres, l’auteur a choisi de
reconstituer trois destins, le sien et celui de deux amis de très longue date
puisqu’ils se connurent dès l’école. Les trois furent liés au point de
construire leurs maisons sur le même terrain, à Butare. Jean-Gualbert Rumiya,
historien et universitaire, fut assassiné en avril 1994, parce qu’il était
Tutsi[2][2] ;
Runyinya Barabwiriza, docteur en Sciences de l’environnement, universitaire
puis conseiller du Président Habyarimana pour les Affaires étrangères, avait
accompagné ce dernier à Arusha le 6 avril mais, n’ayant pas pris l’avion de
retour, il échappa à l’attentat dont les concepteurs du génocide tirèrent parti
pour déclencher les massacres. En 1995, il revint de son plein gré au Rwanda et
fut immédiatement jeté en prison par le nouveau régime. Peu avant, le 3 mars
1995, Karemano prenait le chemin de l’exil parce qu’il avait accusé
nommément des éléments du Fpr d’avoir participé, en juillet 1994, au massacre
de membres de sa famille ainsi que de centaines d’autres personnes.
Le récit de ces
trois destins s’entrelace avec celui de nombreux autres parcours des années 90.
Récit de l’apprentissage scolaire (l’“ autrefois ” de ce témoignage,
comme dans d’autres témoignages masculins[3][3])
et de ses aléas dûs à la rareté des bourses et des inscriptions dans les
établissements d’enseignement. L’auteur passa sept années d’études dans un
monastère bénédictin, sept années dont il écrit qu’elles l’ont marqué car,
“ immergé dans la culture de l’optimisme et du rêve ”, il est demeuré
un rêveur impénitent : “ Aujourd’hui, je rêve de démocratie dans
une culture des dictatures ; je rêve de réconciliation dans un pays
déchiré par la haine et la violence […]. ” Tous trois, durant le séjour
initiatique des boqursiers rwandais dans des pays occidentaux, obtinrent leur
diplôme d’études supérieures dans des universités européennes (France et
Belgique).
En 1991, une
nouvelle Constitution autorise le multipartisme au Rwanda. Les trois amis
s’engagent en politique. Ils ne sont pas du même bord : Runyinya, le
spécialiste des sciences de l’environnement, et Rumiya, l’historien, sont
recrutés au Bureau politique du parti présidentiel et ex-parti unique, le Mrnd,
Karemano rejoint un parti d’opposition, le Parti social démocrate, dont il
rédige le programme social et gère l’administration. Lorsqu’en 1993, le
Président Habyarimana appela à la mobilisation des Hutu contre le Fpr tutsi et
“ tous les traîtres qui se cachaient dans les partis d’opposition ”,
Rumiya démissionna en déclarant : “ De père tutsi, de mère hutu,
je ne puis cautionner votre appel sans blesser l’une ou l’autre partie de mon
sang. ”
Son engagement
dans l’univers politique rwandais fut, pour celui dont la jeunesse avait été
bercée d’utopie chez les moines, le moment d’un réveil
brutal : “ Les Rwandais entrent en politique comme dans une
arène. […] le Psd [son propre parti] ne fut pas guidé, pas plus que les autres
partis politiques rwandais, par son manifeste. Comme les autres, il fut amarré
sur les calculs de ses dirigeants. ” J’ai souvent remarqué que, lorsque
des Rwandais pratiquent l’autodénigrement d’attitudes nationales, ils se
décernent des prix d’excellence : quand il s’agit du pire, ils seraient
uniques. Or, la politique politicienne au Rwanda n’a rien eu d’original :
ses acteurs ont fait passer leur propre carrière avant la défense des
programmes affichés par leur parti ni plus ni moins qu’ailleurs en Afrique et
dans les autres continents. L’assassinat politique n’est pas une spécificité
rwandaise, non plus les coups d’État meurtriers, ni les mobilisations
politiques excitant des haines identitaires, haines ethniques, haines régionales.
Ce que le conflit politique au Rwanda, depuis l’Indépendance, a peut-être de
relativement exceptionnel c’est la banalisation des pratiques de massacres
collectifs , pratiques fondatrices de terreur, car elles engendrent à la
fois la peur de subir les vengeances et le désir de se venger. C’était-là le
“ contexte ” des années 90, comme l’écrit
Karemano : “ […] celui d’une société binaire du point de vue
ethnique et régional, d’une démocratisation forcée, d’un multipartisme
improvisé et chaotique, d’une guerre aux agendas cachés, enfin d’une victoire
sur fond de destruction humaine, matérielle et morale. ”
L’auteur
témoigne de la très rapide brutalisation des rapports politiques, et ceci de
son point de vue au sens propre du terme, c’est-à-dire vu de là où il était, de
la position qu’il occupait dans son parti. Il retrace les luttes d’influence,
les alliances, les coups tordus, la corruption, les passages à la violence nue.
D’autres l’ont fait avant lui, qui pour la politique nationale, qui pour la politique
communale ou régionale et leurs récits s’avèrent semblables. Ils peuvent
paraître anecdotiques au premier abord — ce ne sont qu’histoires et
règlements de compte entre personnes — alors qu’ils expriment ce qu’a
toujours été la vie politique depuis l’Indépendance[4][4].
Le drame, au Rwanda, c’est que la minorité instruite se trouve nécessairement
liée d’une façon ou d’une aux politiciens de l’appareil d’État et par là,
contrainte de s’enrégimenter dans leurs camps (partis ou, avant le pluralisme,
clans formés autour d’hommes forts), quitte, pour les uns, à exercer
intimidation, chantage, violence et, pour les autres, à les subir. Entre cette
minorité numériquement très réduite et la population paysanne, pas ou presque
pas de corps intermédiaires, si bien que le surgissement et l’intensification
de la guerre guerre civile, tantôt larvée, tantôt ouverte, attisèrent et
généralisèrent la violence meurtrière des mœurs politiques. Il faut savoir gré
à Karemano d’avoir relaté tout cela minutieusement et sans fard, d’avoir mené
un récit somme toute très peu glorieux qui le montre, en dépit de ses efforts,
impuissant à faire prévaloir le projet de société qui constitue la charte de
son parti.
Du 6 avril au
22 juillet 1994, soit de l’attentat
contre l’avion du Président Habyarimana au retour de l’auteur à Kigali, une
longue partie est consacrée à l’immense tuerie qui fit du Rwanda un enfer sur
terre. Le génocide des Rwandais tutsis, la traque des Rwandais hutus suspects
de ne pas adhérer au programme de liquidation ethnique, les massacres
systématiques de Hutus perpétrés par le Fpr, une fois la victoire
acquise : Karemano témoigne de tout cela, parfois jour après jour[5][5].
Il dit ce qu’il a vu, entendu, rapporte ses propres terreurs, celles des
autres, décrit comment, dans le lieu précis où il s’était trouvé, d’abord à
Kigali, puis à Butare, les tueurs ont imposé leur loi. Son témoignage est
capital, il est à lire et à relire. Il faut espérer qu’il en suscitera d’autres
qui, avec la même honnêteté, rappelleront scrupuleusement comment de tels
crimes ont été commis. En effet, beaucoup a été dit et écrit sur le contexte
historique et politique du génocide, avancé sur ses origines idéologiques.
Mais, aussi consciencieuses soient-elles, ces recherches n’élucident pas les
conditions du passage à l’acte : comment on a tué, quels furent les
tueurs, quelles furent les résistances… Seuls des témoins oculaires, animés du
désir de vérité, peuvent apporter des éléments de réponse à ces questions.
Travail de
vérité, mais aussi travail de justice : en effet, de tels témoins rendent
individuellement justice à toutes les victimes, les victimes tutsies et les
victimes hutues, les victimes d’avril à juin et les victimes de juillet 1994,
au Rwanda, puis, celles des massacres qui continueront encore au Rwanda et au
Congo/Zaïre[6][6].
Ces témoins demeurent bien isolés : jusqu’à maintenant, la justice
publique est restée sélective car les actuels gouvernants du Rwanda ont réussi,
avec des complicités internationales, à maintenir l’impunité des tueurs et des
commanditaires issus de leurs rangs, à étouffer la reconnaissance d’une partie
des victimes.
Karemano dit,
dans ce livre, et il le dit depuis longtemps, combien le déni de la mort qui
fut infligée à des dizaines de milliers de Hutus, combien l’interdit du deuil
public de ces victimes causent de souffrances aux parents survivants. Avec
d’autres, dont l’attitude fut de tolérance, de reconnaissance de leurs propres
responsabilités, et qui espèrent reconstruire une société libérée de ses démons,
ou de ses “ barrières ” pour reprendre ses termes, il répète combien
le refus de vérité pèse lourdement sur l’avenir des Rwandais.
Claudine Vidal
Directeur de recherches au Centre
national de la Recherche Scientifique
[1][1]. Yolande Mukagasana, La mort ne veut pas de moi, Fixot, 1997 ; Marie Béatrice Umutesi, Fuir ou mourir au Zaïre. Le vécu d’une réfugiée rwandaise, L’Harmattan, 2000 ; Marie Aimable Umurerwa, Comme la langue entre les dents, L’Harmattan, 2000.
[2][2]. Sa thèse d’histoire fut publiée : Jean Rumiya, Le Rwanda sous le régime du mandat belge (1916-1931), L’Harmattan, 1992.
[3][3] Par exemple dans celui de Léonard Nduwayo, Giti et le génocide rwandais, L’Harmattan, 2002. Cet auteur mena une enquête sur les massacres commis par le Fpr à Giti, sa commune natale, où aucun Tutsi ne fut tué.
[4][4]. En rend aussi excellemment compte le livre de James K. Gasana, Rwanda : du parti-État à l’État-garnison, L’Harmattan, 2002.
[5][5]. Un autre auteur rwandais témoigne lui aussi des massacres d’avant juillet et de juillet 1994 : Édouard Kabagema, Carnage d’une nation. Génocide et massacres au Rwanda 1994, L’Harmattan, 2001. Alors que le récit de Karemano se déroule essentiellement en ville, à Kigali et à Butare, celui de Kabagema, qui relate les massacres durant cette même période, se situe sur les collines de la commune de Murama (préfecture de Gitarama).
[6][6]. Maurice Niwese, Le peuple rwandais, un pied dans la tombe. Récit d’un réfugié étudiant, L’Harmattan, 2001, atteste la traque et le massacre des réfugiés rwandais au Congo-Zaïre, de même que Marie Béatrice Umutesi (op. cit.).