Interview
de Claudine Vidal[1] paru
dans la Chronique d’Amnesty
International (avril 2004)
Après le génocide, comment reprend la
“ vie ” politique au Rwanda ? Peut-on revenir sur les conditions
de la transition en 1994 et sur la nature du régime qui se met en place ?
L’état de guerre civile ne prit pas fin en juillet
1994 lorsque le Front patriotique rwandais (FPR) commandé par Paul Kagame,
après avoir remporté la victoire militaire, mit en place un gouvernement de
transition. Des miliciens et des militaires armés et organisés, installés dans
des camps au Congo/Zaïre, lançaient des attentats dans certaines régions
rwandaises contre des cibles tutsies, tandis que le FPR, entendant bien exercer
un contrôle absolu sur les Rwandais de l’intérieur, menait une politique de
guerre contre les civils : assassinats ciblés, disparitions, mitraillages
de foule, déplacements forcés de populations. La dernière
“ bataille ” importante livrée par le FPR fut, en octobre 1996,
l’attaque et le démantèlement des camps de réfugiés au Congo, qui constituaient
indéniablement une menace existentielle. L’attaque fut suivie d’une traque
impitoyable de tous ceux, y compris femmes et enfants, qui s’enfuirent plutôt
que de revenir au Rwanda. Après quoi, le nouveau régime rwandais engagea, des
années durant, des campagnes militaires en RDCongo pour officiellement
sécuriser ses frontières, tout en se livrant à un pillage lucratif de richesses
minières. Il est clair que l’actuel gouvernement n’a pas échappé à la loi de
ses origines militaires et a longtemps recouru à la violence armée pour
renforcer et manifester sa supériorité à l’extérieur, comme à l’intérieur du
Rwanda. La communauté internationale - institutions internationales,
diplomaties étrangères - peu empressée à se faire rappeler sa passivité
lorsqu’était perpétré le génocide, fit silence sur la politique meurtrière du
régime dominé par le FPR. Actuellement, le pouvoir, qui a vaincu toute
opposition intérieure et réduit ses ennemis extérieurs à l’impuissance, donne
aux observateurs l’image d’une stabilité politique, sanctionnée par des
élections triomphales pour le président Paul Kagame et le FPR.
Vous avez attentivement analysé les commémorations
du génocide au Rwanda de 1995 à 2000, quelles sont vos conclusions ?
Avant d’évoquer les commémorations rwandaises,
j’aimerais dire quelques mots en général sur les commémorations des désastres
extrêmes qui jalonnent l’histoire du XXe siècle, qu’ils s’agissent
des guerres mondiales ou des génocides. Les commémorations publiques de ces
désastres, au Rwanda comme ailleurs, maintenant et dans le passé, sont à mon
sens des rites fatalement cruels parce qu’elles ravivent le souvenir des souffrances
endurées. De plus, ces cérémonies, organisées par les pouvoirs publics,
comportent inévitablement des violences symboliques qui s’ajoutent à la douleur
des souvenirs tragiques. Elles s’emparent du deuil privé des survivants pour
l’intégrer à une cérémonie collective, elles donnent au passé tragique des
victimes un sens lié à des finalités actuelles, elles constituent une histoire
officielle du désastre qui, bien souvent, passe sous silence ou marginalise des
catégories de victimes. Sur tous ces points, je rejoins les pénétrantes
analyses de Paul Ricoeur[2].
J’ai effectivement étudié quelle politique de la
mémoire et quelle histoire officielle du génocide étaient mises en œuvre au
cours des commémorations officielles, organisées annuellement, en avril, par
les autorités[3]. En
1995, l’inhumation, à Kigali, de 6000 victimes, des Rwandais tutsis mais aussi
des Rwandais hutus, dont Agathe Uwilinyingoma, Première ministre, assassinés
dès les premières heures du 7 avril 1994 sur ordre des organisateurs du
génocide, avait une grande valeur symbolique. C’était reconnaître
officiellement la possibilité d’un travail de deuil collectif, associant
victimes tutsies et victimes hutues du génocide. La cérémonie de 1995 exigea
avec force que la lutte contre l’impunité des responsables soit engagée et que
le Tribunal international pour le Rwanda, créé en novembre 1994 par l’ONU,
fasse son travail.
Sans détailler plus, je dirai qu’il y a eu, entre
cette première commémoration et les
suivantes, de très grandes différences tant à l’égard des formes cérémonielles
que des contenus politiques. A partir de 1996, les cérémonies commémoratives
associèrent les représentations du génocide à des discours et des pratiques qui
différaient chaque année selon les intentions politiques des autorités. Une
première innovation fut de donner une évidence physique au génocide et de
susciter des émotions violentes en montrant des cadavres, extraits d’un
charnier et exposés dans une école qui fut le théâtre d’un immense massacre.
Les commémorations suivantes continuèrent à montrer, dans les lieux où se
déroulait la cérémonie, des crânes et des ossements, appuyèrent le discours
officiel sur une mise en scène effrayante. Ce discours en fait était, à chaque
fois, une occasion pour les autorités de justifier leur politique du moment en
la référant à la tragédie de 1994.
Face à cette instrumentalisation de la mémoire,
comment se situent des associations de défense des victimes comme Ibuka ou
Avega ?
Ibuka, à ma connaissance , s’est élevée au
moins deux fois contre les pratiques commémoratives gouvernementales. Une
première fois, en 1998, Ibuka dénonça l’usage de “ balader ” les
ossements des victimes sous prétexte de les enterrer dignement, alors que la
véritable dignité serait de venir en aide aux rescapés. En 2000, à nouveau, le
Président de l’Association interpella les autorités au cours de la cérémonie
pour dire combien les rescapés étaient délaissés par les pouvoirs publics.
Dans ce contexte, pensez-vous que les conditions
d’une réconciliation soient réunies ?
Je n’aime pas du tout ce terme de
“ réconciliation ” qui fait maintenant partie de la langue de bois
dès qu’il y a eu un conflit sanglant. Je ne vois pas pourquoi les survivants
devraient se réconcilier avec ceux qui ne leur ont pas nui ; je ne vois
pas non plus pourquoi ils devraient se réconcilier avec ceux qui ont participé
aux crimes. Utiliser ce terme lénifiant, c’est trop souvent vouloir faire
passer “ en douce ” une politique qui ne s’embarrassera ni d’un
authentique travail de vérité, ni des impératifs de justice et de réparations à
l’égard des victimes.
Quel est le préalable à un début de
discussion entre Hutus et Tutsis?
Il n’y a pas un bloc hutu et un bloc tutsi, il y a
des Tutsis, qui ont une histoire et des positions différentes, et des
Hutus, qui ont eux aussi des différences entre eux. Des Tutsis
“ discutent ” avec des Hutus et réciproquement, même si le passé rend
ces discussions douloureuses et difficiles. A mon sens, l’élargissement et
l’issue de telles discussions dépendent dans une très grande mesure de la
volonté des acteurs politiques (au sens extensif du terme, c’est-à-dire ceux
qui interviennent dans le champ politique) : tant que ces derniers
demeureront nombreux à s’appuyer sur des mobilisations ethniques (quelles que
soient les formes de ces mobilisations), les germes de la “ guerre
ethnique ” resteront agissants. Il est vrai que des individus tentent de
s’opposer ouvertement à l’instrumentalisation de l’ethnicité, il est vrai aussi
que l’actuel gouvernement rwandais en abolissant les mentions ethniques sur les
cartes d’identité, en rassemblant dans les principales institutions du pays des
personnalités d’origine hutue et tutsie a effectué un premier pas, très
important. Cependant, les pratiques ethnistes de persécution et de spoliation
demeurent, au détriment cette fois-ci des populations hutues qui sont
maintenant la “ mauvaise ethnie ”, sans que les gouvernants
condamnent et empêchent ces dérives. Au Rwanda, comme ailleurs, je pense par
exemple au cas de la Côte d’Ivoire où j’ai longtemps travaillé, il est clair
que ce ne sont pas les appartenances ethniques qui sont la cause des haines,
des massacres et des spoliations, mais les manipulations politiques qui font de
l’appartenance ethnique un critère décisif du point de vue des massacreurs ou
des spoliateurs.
Claudine Vidal, Directrice de recherches émérite
au CNRS.