Afrique contemporaine, 183, juillet-septembre 1997

 

La presse française et le sort des réfugiés rwandais au Congo-Zaïre

octobre 1996 - août 1997

Marc Le Pape*

 

 

La presse quotidienne française a accordé une place importante aux événements politiques, diplomatiques, militaires, humanitaires, qui ont précédé la prise de Kinshasa et du pouvoir central congolais par les forces de l’Alliance (Alliance des Forces démocratiques pour la libération du Congo), le 17 mai 1997. Elle l’avait fait également en 1994, enquêtant, dès avril, sur le génocide des Rwandais tutsi et suivant la guerre entre Front patriotique rwandais (FPR) et Forces armées rwandaises (FAR). Ce sont dans plusieurs cas les mêmes journalistes[1]  qui ont couvert la guerre de 1994 et celle de 1996-1997 ainsi que les événements qui ont eu lieu entre ces deux guerres dans la région des Grands Lacs et à l’est de l’ancien Zaïre.

Je ne traiterai que de quelques quotidiens et en fonction d’une interrogation principale.

Une interrogation principale : quelles responsabilités les journaux ont-ils mises en évidence pour expliquer le sort des réfugiés rwandais ? J’adopte principalement un ordre chronologique d’exposition afin de restituer plus clairement  ce que les journaux ont expliqué concernant les liens entre, d’une part, les faits de guerre et la découverte des méthodes appliquées par l’Alliance dans les territoires qu’elle gagnait, d’autre part, la multiplicité des engagements politiques, moraux, humanitaires suscités par le sort des réfugiés - engagements d’États, d’organisations supranationales (Conseil de sécurité, secrétaire général et agences des Nations Unies, Union Européenne, OUA), d’ONG qui, par leurs actes et leurs déclarations, ont manifesté qu’ils se reconnaissaient des responsabilités à l’égard des événements du Congo-Zaïre.

Par ailleurs les journalistes ou les rédactions ne peuvent être considérés comme de purs et simples chroniqueurs d’événements, ils ne s’en tiennent pas à un compte-rendu pragmatique des situations (« marquer les coups et prendre acte des succès remportés au jeu de la force et de la ruse »[2]), ils prennent eux-mêmes des engagements moraux ou politiques par rapport aux épisodes de guerre et aux logiques de propagande inévitablement liées aux actions militaires ; ces engagements sont traduits par des éditoriaux, des choix rédactionnels, ils influencent les analyses et interprétations des faits.

Quelques quotidiens : l’analyse porte sur quatre quotidiens français, suivis à partir d’octobre 1996 : La Croix, Le Figaro, Libération et Le Monde. En 1996-1997, ces quotidiens sont régulièrement intervenus par des reportages, des éditoriaux, des textes d’analyse, des interviews, des libres opinions, des dépêches, des cartes (sur l’avancée des fronts militaires, sur les camps et les « mouvements » de réfugiés, sur les sources minières du Zaïre, sur les alliances régionales), des photos. La comparaison permet de rechercher si, en ce qui concerne l’appréciation et la mise en évidence des responsabilités,  ces journaux ont eu des démarches  et des perspectives différentes.

 

Les camps comme objectifs de guerre

 

La plupart des récits font commencer le conflit avec l’attaque de l’hôpital de Lemera au sud Kivu par des Banyamulenge[3], le 6 octobre 1996, puis celle des camps de réfugiés de la région d’Uvira : Libération 11 oct., Monde 16 oct.  Ces deux premiers articles soulignent la solidarité immédiatement manifestée à la cause zaïroise des Banyamulenge par le président du Rwanda : celui-ci insiste sur le fait que l’affaire est zaïroise, appelle « les Banyamulenge à “défendre leurs droits en tant que Zaïrois”» (Le M. 16 oct.)[4]. Le Monde rapporte en outre que, selon « les observateurs dans la région », « les Banyamulenges reçoivent des renforts du Rwanda ». Libération (21 oct.) indique que l’existence de ces renforts (rwandais et burundais) est dénoncée par les autorités zaïroises (accusations rejetées par le Rwanda et le Burundi), confirmée par des témoignages que cite l’agence Reuters.

Ces premiers articles font ressortir deux lignes d’interprétation. L’une souligne le caractère zaïrois du conflit, l’autre insiste sur l’implication rwandaise - nous verrons que, rapidement, pour les quatre journaux analysés, l’implication rwandaise est le facteur majeur qui rend intelligible les événements, au moins durant les premières semaines, avant que la chute de Mobutu et la prise de pouvoir à Kinshasa n’apparaissent comme l’objectif de l’Alliance.

Schématiquement : les Banyamulenge sont des Tutsi installés au Kivu bien avant la période coloniale ; le droit à la nationalité zaïroise leur fut pourtant retiré par une loi de 1981 ; à partir de 1995, au Nord Kivu, ils furent pris pour cible par des groupes armés faisant partie de la population rwandaise réfugiée au Zaïre depuis juillet 1994 : ces groupes armés étaient composés  par des membres de l’ex-armée rwandaise et des miliciens qui avaient perpétré le génocide des Rwandais tutsi en 1994.  Meurtres, attaques contre les maisons et les propriétés visaient à la fois les Banyamulenge et tous ceux qui étaient identifiés comme des Tutsi de culture rwandaise (dont la migration date de l’époque coloniale puis des massacres successifs de Tutsi, au Rwanda, après l’indépendance). En 1996, ces attaques meurtrières ont été étendues au sud Kivu. Le conflit ouvert en octobre aurait pour objectif de résister aux groupes extrémistes formés de Rwandais hutu, alliés aux autorités et à l’armée zaïroises. Au début donc, la défense de la cause banyamulenge apparaît comme une explication plausible du conflit, mais elle est aussitôt associée à une cause bien plus générale. Les journaux font ainsi état des déclarations de l’Alliance démocratique du peuple - il s’agit d’une association zaïroise de Banyamulenge, son porte-parole (Muller Ruhimbika) déclare que les objectifs de l’offensive en cours sont la conquête du Kivu et la démission de Mobutu (Lib. 27 oct., Le M. 27 oct.). Cependant, la cause des Banyamulenge ne tient pas longtemps comme objectif de la guerre en cours.

Le rôle de Laurent Kabila n’apparaît pas durant les premières semaines du conflit. Son nom ne me semble pas cité avant le 1er novembre, où Libération rapporte une déclaration de Kabila, chef des «rebelles» banyamulenges (Lib. 1er nov.) : il appelle à  une marche sur Kinshasa. Son apparition, comme celle du leader militaire André Kisase Ngandu (Lib. 8 nov., La C. 8 nov.), marque un tournant sur le terrain des luttes de propagande. Sans doute, à cette phase de l’offensive, la cause banyamulenge ne suffit-elle plus à légitimer la campagne militaire entreprise au delà du Kivu et à saper les projets d’intervention armée internationale. L’action en cours n’est donc plus présentée comme une opération d’autodéfense des Banyamulenge du Kivu, mais comme un mouvement militaire et politique visant à se développer dans l’ensemble du Congo-Zaïre et à le libérer du régime de Mobutu -  André Kisase Ngandu déclare : « Cette guerre n’a aucun rapport avec la question banyamulenge. Qu’est-ce que c’est, les Banyamulenge? Une ethnie, comme les Bretons chez vous. Croyez-vous qu’une petite ethnie soit capable de conquérir tant de territoires ? » (Lib. 8 nov.).

Les quatre quotidiens rendent compte de ces péripéties, engagements et déclarations sur les objectifs des rebelles[5] - La Croix me paraît alors, comme par la suite, le journal qui a donné le plus systématiquement place à l’expression  de la variété des points de vue en confrontation et notamment des points vue défendus par l’Alliance et le Rwanda, alors que dans Libération, par exemple, sont principalement publiées des synthèses des points de vue en conflit et leur analyse par Stephen Smith.

A vrai dire, aucun des journaux ne retient le motif banyamulenge comme essentiel, ils adoptent tous l’explication par les intérêts du Rwanda, et ce malgré les dénégations des autorités rwandaises. Le système d’explication du conflit qui prédomine alors est le suivant : en intervenant au Kivu, les Rwandais construisent une zone tampon avec leur voisinage immédiat pour éviter un harcèlement militaire à partir des camps de réfugiés de l’autre côté de la frontière (Le F. 1er nov. ou bien : Le F. 29 oct., 12 nov., Lib. 22 oct., 11 nov.[6], 18 nov., Le M. 2 nov., La C. 24 oct., 19 nov.). Cette interprétation ne pouvait être fondée ni sur des observations (l’accès aux zones de combat était interdit aux organismes humanitaires et aux journalistes), ni sur les communiqués du gouvernement rwandais (par contre ceux du gouvernement zaïrois mettent en cause l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi, mais à ce stade du conflit et de la guerre de propagande, il n’y a pas de raison pour accorder plus de crédit aux communiqués de l’un ou l’autre belligérant) ; à défaut d’observations directes (il y en a cependant quelques-unes[7]), c’est un jugement pragmatique (ou la sagesse des nations) qui justifie l’interprétation. Le raisonnement s’appuie sur les premiers résultats de la guerre : à partir du 15 novembre, il n’y a plus de camps de réfugiés à la frontière entre le Zaïre et le Rwanda, ils ont été systématiquement attaqués, leurs occupants mis en fuite, or ces camps étaient contrôlés par les forces et les hommes responsables du génocide en 1994, ils servaient de bases arrière à partir desquelles des opérations de meurtres et de guérilla étaient opérées contre le Rwanda, la suppression de ces camps  correspond aux intérêts de sécurité du Rwanda, donc le Rwanda dirige ou mène directement la guerre en cours, même si l’on ne peut connaître la réalité et l’importance de sa participation militaire, même si son intervention reste secrète pour des raisons politiques et de propagande.

 

Une logique militaire

 

Raymond Aron distinguait trois types de jugements applicables aux conduites militaires et diplomatiques. Des jugements pragmatiques (« le but étant connu ou supposé, les moyens employés ont-ils été efficaces ? »), des jugements de possibilité (d’autres buts et d’autres moyens ne pouvaient-ils être adoptés ?), des jugements politico-moraux (« Était-il légitime selon la coutume, le droit international ou la moralité, de se donner de tels buts ou d’employer de tels moyens ? »)[8].

 

Voici un exemple de jugement typiquement pragmatique :

«Entretien

Général Paul Kagamé, ministre de la défense, vice-président du Rwanda.

- Dans quelle mesure soutenez-vous les rebelles du Kivu ?

- Je soutiens la cause des rebelles parce qu’elle soulage notre pays des attaques des ex-Forces armées rwandaises et des miliciens. Ce qui m’intéresse, c’est le résultat. Si Mobutu avait réussi lui-même à changer la situation au Kivu, j’aurais applaudi et dit bravo » (Entretien recueilli à Kigali par Agnès Rotivel, La Croix 16 nov. 1996).

Cet entretien date du 14 novembre, la veille du jour où a débuté un mouvement massif de retour des réfugiés au Rwanda : ce mouvement de retour, qui commence le 15, fait suite à la prise de contrôle du camp de réfugiés de Mugunga[9], au Nord Kivu, par les forces de l’Alliance. C’est donc la veille de cette victoire que Paul Kagame invite les observateurs au pragmatisme : à s’intéresser au résultat. Or, quand l’entretien est publié (16 nov.), un résultat a été acquis par la guerre, la dispersion des camps de réfugiés soit, sur sa frontière avec le Zaïre, la fin de la présence de forces et milices armées hostiles au Rwanda. Si nous suivons le point de vue de Paul Kagame, il n’est pas intéressant de s’appesantir sur les moyens, il n’en dira d’ailleurs rien à cette date. Cette position sera maintenue par le Rwanda pendant toute la durée de la guerre, jusqu’au moment où Paul Kagame, dans un entretien avec un journaliste du Washington Post (9 juil. 97), déclare l’engagement militaire rwandais, en rappelant, à nouveau, son point de vue pragmatique sur les événements[10] : l’entretien n’est pas reproduit intégralement mais écrit par le journaliste (John Pomfret) qui marque par des guillemets les citations des propos de Paul Kagame, dont ceux-ci, placés en conclusion après qu’ait été reconnu le rôle militaire (essentiel) du Rwanda au Congo : « These are some of the things we had to do. They may be not popular, but we are more interested in the results than with the stories about results » (Washington Post, 9 juil.). Les trois objectifs de guerre du Rwanda ont été atteints : démanteler les camps, détruire l’infrastructure de l’armée hutu et des unités de miliciens basées dans et autour des camps, faire tomber Mobutu. Le résultat des événements justifie l’action du Rwanda. On se souvient que, dès les premières semaines de guerre, dès fin octobre 96, les journaux mettaient en évidence les deux premiers de ces objectifs, en insistant sur les intérêts et l’engagement rwandais. L’article du Washington Post leur donne rétrospectivement raison

Évidemment, aucune réflexion un tant soit peu indépendante ne peut admettre de s’en tenir à ce point de vue pragmatique, de se désintéresser des récits, de ne pas savoir ce qui s’est passé. Chacun est libre de juger qu’à longue échéance cette guerre aura des conséquences bénéfiques qui en compenseront les violences (paix entre le Zaïre et le Rwanda, organisation d’un espace économique régional, ouverture sur l’Afrique du Sud...). Néanmoins, reconnaître que les Rwandais ont réagi à un danger réel n’implique pas que l’on s’en tienne au raisonnement géopolitique sans examiner ce que les militaires ont fait et en particulier quel a été le sort des réfugiés rwandais.

 

La fuite des réfugiés

 

Pendant la guerre, les journalistes n’ont pas eu accès, du côté de l’Alliance, aux terrains d’opération, n’ont jamais pu suivre des actions militaires. Par contre, dans les zones encore contrôlées par l’ex-pouvoir central zaïrois, ils ont en général pu observer les résultats de la guerre pour les réfugiés au fur et à mesure de l’avancée du front, ils ont pu enquêter en personne auprès des réfugiés ou bien tirer parti d’informations communiquées par des organisations présentes sur le terrain : plusieurs ONG, les agences de l’ONU, le CICR, des réseaux religieux qui ont été engagés dans l’assistance aux réfugiés et aux déplacés sur les chemins de leur fuite.

En octobre 1996, 1,1 million de réfugiés rwandais vivent dans les camps au Nord et au Sud Kivu. Après la fin des combats à Mugunga, à partir du 15 novembre et dans les quelques jours qui suivent il y aurait 500 ou 600 000 retours au Rwanda, selon les estimations du HCR[11]. Ce chiffre des retours est une estimation, les réfugiés n’ayant en effet pas été recensés au passage de la frontière[12]. Pendant plusieurs semaines, au fur et à mesure que les camps sont dispersés, le sort des réfugiés qui restent au Zaïre est incertain, l’accès aux zones de combat étant bloqué.

A partir de début novembre, les journaux rendent régulièrement compte des opérations effectuées pour les retrouver, les dénombrer et leur venir en aide : les premières photos satellites fournies par les États-Unis devraient conduire à une localisation (Lib. 4 nov., Le F. 4 nov.) ; des reconnaissances aériennes sont effectuées à partir de Kisangani, permettant d’identifier plusieurs axes de fuite et de repérer des concentrations (Lib. 23 nov., Le M. 23 nov.), les premiers reportages sur le camp qui se forme à Tingi-Tingi[13] paraissent les 16 et 17 décembre  (Le F. 16 déc., Le M. 17 déc. 1996 et Lib. 22 janv. 1997) : Frédéric Fritscher (Le Monde) et Thierry Oberlé (Le Figaro) interrogent des intellectuels rwandais[14] qui ont fui les camps du Kivu et publient des extraits de leurs récits (les camps de fortune successifs, les victimes des militaires de l’Alliance, les marches à travers la forêt, les raisons pour lesquelles ils fuient : survivre), ils rendent compte de l’état de santé désastreux de la plupart des personnes, relatent les actions humanitaires en cours (celles de l’UNICEF et de MSF) dans des conditions difficiles et dangereuses, soulignent le sort des déplacés de nationalité zaïroise pillés et menacés par des soldats des Forces armées zaïroises (FAZ) en fuite. En outre, l’envoyé spécial du Figaro (Thierry Oberlé) met en valeur le contrôle qu’exercent sur les réfugiés des « responsables hutus » fidèles à « l’ancien pouvoir rwandais accusé de génocide » (Le F. 16 déc.)[15]. Le reportage de Stephen Smith (Lib. 22 janv. 97) tranche par rapport aux deux précédents en ce qu’il cherche à situer le camp de Tingi-Tingi dans le contexte de la guerre et des luttes de propagande (« la guerre des chiffres[16] ») ; l’effet de pathétique que recherchent fréquemment les récits de désastres humanitaires est ici évité par le recours à une description médicale des faits (statistique de mortalité, constats épidémiologiques, mesure de la sous-nutrition) et à un rappel des menaces humaines que craignent les réfugiés rwandais : être exécutés par « les rebelles de Laurent Kabila » ou par « les Tutsis du Burundi ». L’article envisage enfin la nécessité d’une assistance internationale ; on sait ce qui se passera à Tingi-Tingi : assistance humanitaire limitée (volontairement minimale, selon le coordonnateur de MSF à Kisangani, Le M. 4 fév.), visites du camp par la Commissaire européenne à l’aide humanitaire puis par la Haut-Commissaire aux réfugiés, échec des forces armées zaïroises à mener une contre-offensive et nouvelles fuites des réfugiés vers l’ouest à l’approche des militaires de l’Alliance (AFDL).

Par la suite, jusqu’en mai, principalement trois des journaux analysés (La Croix, Libération, Le Monde) publient régulièrement des articles (reportages, analyses, dépêches, éditoriaux, rapports d’ONG en particulier de MSF) traitant du sort des réfugiés : les camps et regroupements provisoires qui se forment au long des chemins de fuite (comme à Ubundu, Kasese, Biaro, puis à Brazzaville, Ndjoundou au Congo Brazzaville[17]), la dislocation de ces camps avec l’avancée de la ligne de front, l’encadrement des réfugiés par les responsables du génocide de 1994 au Rwanda, les actions humanitaires, l’organisation internationale des retours par pont aérien vers le Rwanda, les rapatriements forcés, l’errance jusqu’au Congo (Brazzaville), le secret imposé par l’Alliance sur ses opérations allant jusqu’à l’interdiction d’accès aux camps de réfugiés (ainsi à Biaro, cf. Le M. 27, 30 avril, 8 mai, Lib. 28, 30 avril), les massacres de réfugiés rwandais. Dans ces articles la découverte de tueries devient de février à mai un objectif essentiel d’investigation et d’information.

 

Guerre et extermination

 

L’existence des pratiques d’extermination de Rwandais hutu par les forces de l’Alliance est rapportée par les journaux début décembre, à la suite d’une déclaration du porte-parole du département d’État américain (Le M. 5 déc., Lib. 7 déc. 1996) mais c’est en février que ces massacres passent au premier plan de l’information (Le M. 26 fév., La C. et Lib. 27 fév.), quand les rédactions prennent connaissance du document qui a alors été appelé le témoignage. Il s’agit d’un texte dactylographié intitulé « Goma/Bukavu : témoignage direct, Janvier 1997 » et daté du 9 février 1997 - il sera publié presque intégralement par Libération, où un titre et une photo l’annoncent en première page : « Massacres au Zaïre. Le témoignage qui réveille les Occidentaux » (Lib. 10 mars). L’auteur est un religieux français qui se trouvait au Kivu en novembre 96 et a fui Goma fin janvier 1997 : dans son texte, il relate aussi bien des faits dont il a été le témoin visuel que des exterminations  qui lui ont été rapportées ; il les caractérise comme « une forme africaine de solution finale » et déclare qu’à Goma « on » (?) estime que plusieurs centaines de milliers de réfugiés sont déjà morts, soit massacrés, soit parce qu’ils n’ont pu résister aux conditions de leur fuite.

Face à ce document, quelle est la ligne de conduite des journaux ? Le Monde résume et publie des extraits, n’émet aucune critique du document, La Croix  résume puis rappporte le démenti d’un conseiller belge de Kabila, Libération situe le document par une analyse des conditions du travail d’investigation dans la « zone rebelle » : des massacres de civils sont avérés par plusieurs sources mais l’interdiction d’accès  (et d’enquête) imposée par les militaires de l’Alliance rend impossible une évaluation globale des massacres ; en outre Stephen Smith (Libération) souligne l’abus qui consiste à identifier les réfugiés non localisés à des réfugiés morts et (une fois de plus) rappelle les luttes de propagande dans lesquelles s’inscrit la sortie du document, luttes qui entraînent certains (et notamment l’auteur du «témoignage») à l’usage du terme génocide pour qualifier les pratiques d’extermination  de Rwandais hutu au Zaïre : « Il n’y a eu qu’un seul génocide dans l’Afrique des Grands Lacs. Celui des quelques 700 000 Tutsis au Rwanda [...] Les Tutsis ont été victimes d’un génocide, c’est une vérité infrangible. Mais ils ne sont pas les «bons» face aux Hutus qui seraient les «méchants», privés de tout droit, d’une citoyenneté qui ne soit pas de rabais au Rwanda, d’une protection comme réfugiés dans l’est du Zaïre » (Lib. 6 mars 1997). Pendant la suite de la guerre au Zaïre, et malgré l’interdit opposé par l’Alliance à tout observateur, les journalistes publieront des témoignages et documents de plus en plus précis sur les pratiques d’extermination (Le M. 27 avril, Lib. 28 avril, La C. et Le F. 29 avril, Le M. et Lib. 20 mai[18], Herald 12 juin).

 

Durant cette guerre, le travail d’investigation et d’information a été constamment et systématiquement entravé. Peut-on dire comme dans toute guerre en général ? Sans doute pour ce qui concerne les opérations considérées traditionnellement comme des actes de guerre : elles sont l’objet de propagande et de dissimulation par les belligérants et leurs alliés[19]. Mais les forces de l’Alliance ont, en même temps qu’elles faisaient la guerre, exterminé systématiquement des civils que la propagande présentait tous comme des combattants armés et des criminels (les responsables du génocide : miliciens et membres des ex-Forces armées rwandaises) - ce qui n’était que partiellement vrai : tous les Rwandais réfugiés au Zaïre depuis juillet 1994 n’étaient pas des « génocideurs »[20].

Quand la guerre est finie, les jugements pragmatiques gagnent du terrain, les États reconnaissent le vainqueur, les militaires admirent la stratégie, les Institutions financières internationales négocient, les industriels signent des contrats, etc. Il devient alors plus difficile pour les journaux de revenir sur l’histoire que nient les vainqueurs. En outre, dans le même temps, la diplomatie internationale réussissait à neutraliser la mission des Nations Unies qui devait enquêter sur « d’éventuels massacres dans l’est du Zaïre ». Cependant en aucun cas les pratiques d’extermination n’ont été soumises par les journalistes à des jugements purement pragmatiques et identifiées à des actes de guerre « normaux » alors qu’un fort courant allait dans ce sens (les réfugiés sont tous des « génocideurs» et ils attaquent le Rwanda) : comment considérer les États qui ont été engagés dans ces pratiques d’extermination, comment battre en brèche leur volonté de secret, surtout une fois qu’ils ont gagné la guerre ; durant la guerre, à plusieurs reprises, les journaux ont mis au premier plan ces questions.

 

 

Les journaux : liste des articles cités

1996

octobre

11          Le Zaïre et le Rwanda au bord du conflit, Marie-Laure Colson,         Libération

16          Un conflit menace l’est du Zaïre, aux frontières du Rwanda et du       Burundi, Jean Hélène, Le Monde

21          Exode massif et confus de réfugiés hutus au Zaïre, Stephen Smith,     Libération

22          Guerre planifiée dans l’est du Zaïre, Stephen Smith, Libération

24          Une véritable guerre a commencé dans l’est du Zaïre, Claude-Adrien            de Mun, La Croix

27          Les rebelles banyamulenges progressent dans l’est du Zaïre, Philippe            Lemaître, Le Monde

              Zaïre : le conflit devient politique, Stephen Smith, Libération

29          Les supplétifs de Kigali, Arnaud de La Grange, Le Figaro

novembre

1            Zaïre : l’exode humanitaire de Goma, Stephen Smith, Libération

              « Le syndrome de la citadelle assiégée », Jean-Christophe Ruffin, Le             Figaro

2            Au Kivu, une guerre qui ne dit pas son nom, Frédéric Fritscher, Le   Monde

8            « Nous allons renverser le gouvernement zaïrois », André Kisase       Ngandu, entretien, La Croix

              Zaïre : Mobutu, cible des rebelles, Stephen Smith, Libération

11          Une « Moralpolitik » en panne, Stephen Smith, Libération

12          La mortelle randonnée des réfugiés hutus, Patrick de Saint-Exupéry,             Le Figaro

16          Le général Kagamé s’explique sur la crise au Kivu, La Croix

18          La victoire de Kigali, Jacques Amalric, Libération

19          Pourquoi le retour des réfugiés, Agnès Rotivel, La Croix

20          Rwanda and UN Squabble Over the “End” of Refugee Crisis, Stephen         Buckley, Herald Tribune

décembre

5            Les États-Unis se défendent de soutenir le mouvement en lutte          contre le gouvernement de Kinshasa, Laurent Zecchini, Le Monde

8            Zaïre : dans la forêt des Virunga, des charniers et des réfugiés           moribonds, Florence Aubenas, Libération

16          La double errance des réfugiés hutus, Thierry Oberlé, Le Figaro

17          Une centaine de milliers de laissés-pour-compte au coeur de la         forêt zaïroise, Frédéric Fritscher, Le Monde

 

1997

janvier

22          Rescapés de la jungle zaïroise, Stephen Smith, Libération

février

4            Cinq cent mille réfugiés souffrent de la faim dans l’est du Zaïre,          Philippe Lemaître, Le Monde

11          Les réfugiés de Tingi Tingi restent sous le contrôle des milices hutues,            Thomas Sotivel, Le Monde

26          Des réfugiés hutus rwandais ont été massacrés dans l’est du Zaïre,    Afsané Bassir Pour, Le Monde

27          Les rebelles  zaïrois sont accusés de mener un « génocide », François           Janne d’Othée, La Croix

              Zaïre : questions autour du « second génocide », Stephen Smith,       Libération

mars

6            Génocide, le mot et les morts, Stephen Smith, Libération

10          « J’ai vu des milliers de squelettes, fauchés à la mitraillette », Libération

avril

9            Propos de Paul Kagame recueillis à Kigali par Guy Duplat et Colette            Braeckman, Le Soir

27          Les organisations humanitaires accusent la rébellion d’être     responsable de milliers de morts, Isabelle Vichniac, Le Monde

28          La redécouverte tardive des réfugiés rwandais, Stephen Smith,          Libération

29          « Un petit problème », Bruno Frappat, La Croix

              Zaïre : « On massacre dans les deux camps », Patrick de Saint-        Exupéry, Le Figaro

mai

8            « Alors, il a pris son fusil et a tué maman », Danièle Rouard, Le Monde

20          Dans l’Est, les forces de l’Alliance poursuivent l’« extermination lente »         des réfugiés rwandais, Claire Tréan, Le Monde

              Un rapport de MSF dénonce les massacres de Hutus. Des morts sans          nombre dans l’ombre de Kabila, Stephen Smith, Libération

23          Pour Between et Thamar, un exode de 4 000 km, Julia Ficatier, La   Croix

juin

12          Evidence Mounts of Atrocities by Kabila’s Forces, John Pomfret,     Herald Tribune (Washington Post)

juillet

9            Rwandans Led Revolt in Congo, John Pomfret, Washington Post

16          Rwanda Army Blamed for Acts in Congo. Rights Group Faults U.S.             Training Effort, Thomas W. Lippman, Washington Post

août

14          L’enfer sans fin des réfugiés du fleuve Congo, Stephen Smith,           Libération

16          U.S. Military Role in Rwanda Greater Than Disclosed, Lynne Duke,             Washington Post

 



* Centre d’études africaines (EHESS, CNRS)

[1] Par exemple : Agnès Rotivel (La Croix), Patrick de Saint-Exupéry (Le Figaro), Florence Aubenas, Jean-Philippe Ceppi, Stephen Smith (Libération) Afsané Bassir Pour, François Cornu, Frédéric Fritscher, Jean Hélène, Jacques Isnard (Le Monde).

[2] Raymond Aron, Études sociologiques, Presses Universitaires de France, 1988, p. 100.

[3] « Lemera, 6 October : in a barbarous act, and in flagrant violation of article 3.2 of the Geneva Conventions, a group of Banyamulengue attacked the hospital in Lemera and killed 34 people, including 17 patients » (Roberto Garreton, Rapport sur la situation des droits de l’homme au Zaïre, 28 janvier 1997, § 198, Nations Unies, Conseil économique et social).

[4] Les journaux sont désignés de la manière suivante : La C. pour La Croix, Le F. pour Le Figaro, He. pour Herald Tribune, Lib. pour Libération, Le M. pour Le Monde.

[5] Curieusement, aucun journal ne revient sur l’attaque de l’hôpital de Lemera, alors que dans cette attaque 17 patients ont été tués. Comment expliquer que la guerre commence par des meurtres dans un hôpital ? Cf. sur ce point (et sur l’analyse des différentes politiques d’engagement humanitaire) Jean-Hervé Bradol, « Le temps des assassins et l’espace humanitaire, Rwanda, Kivu, 1994-1997 », Hérodote, 86 (1997).

[6] « Le Rwanda, par une magistrale manoeuvre, s’est débarrassé d’une menace existentielle à sa frontière occidentale, où il tente de faire naître une zone rebelle, à défaut de faire naître un État tampon » (Lib. 11 nov.)

[7] Voici à partir de quelles sources l’engagement rwandais est attesté au début du conflit : « des témoignages cités par Reuters » (Lib. 21 oct.), des sources humanitaires (Le M. 29 oct., La C. 29 oct.), des journalistes présents à Goma (Lib.  4 nov.).

[8] Raymond Aron, op. cit., p. 97.

[9] Selon Roberto Garreton, dans le camp de Mugunga (en 1996), 80% des jeunes gens feraient parti des milices (Interahamwe), cf. Rapport sur la situation des droits de l’homme au Zaïre, 16 septembre 1996, § 39, Nations Unies, Conseil économique et social.

[10] Dans un entretien publié par le journal belge Le Soir (9 avril 1997), Paul Kagame reconnaissait le soutien apporté à l’Alliance par plusieurs pays voisins du Zaïre, y compris le Rwanda (« nous ne l’avons jamais caché »), mais il ne donne alors aucune précision sur la nature et l’importance de l’aide rwandaise.

[11] A la mi-avril 1997, le HCR estime à 820 000 les Rwandais hutu rapatriés de l’est du Zaïre, cf. Darioush Bayandor, « L’humanitaire au Zaïre : les comptes et les responsabilités », HCR Lettre d’actualité, Paris, avril 1997.

[12] Le Rwanda conteste alors les estimations et recensements du HCR effectués dans les camps et estime les retours à 1 million, évaluation qui s’inscrit dans la guerre de propagande alors menée par le Rwanda pour miner le projet d’intervention armée internationale au Kivu (ce projet sera abandonné le 13 décembre 1996). Selon le HCR, il restait à la mi-novembre 1996 entre 500 et 600 000 réfugiés au Zaïre, et selon le Rwanda 100 000 (cf. notamment Herald  Tribune 20 nov. 1996).

[13] Tingi-Tingi se trouve près de la ville de Lubutu à 310 km au nord-ouest de Goma. Le camp se forme à la mi-décembre, l’avancée des forces de l’Alliance provoque la fuite des réfugiés entre le 28 février et le 1er mars, en direction de Kisangani. Selon le HCR, il y avait à cette date 170 000 réfugiés dans le camp, cf. HCR, Great Lakes Crisis at a glance, 5 mars 1997- les notes d’information périodiques du HCR et des agences des Nations Unies, de même que celles du CICR et de quelques ONG humanitaires étaient regroupées et publiées sur un site Internet créé par le Département des Affaires Humanitaires des Nations Unies :

http://www.reliefweb.int/emergenc/greatlak/latest.htlm

[14] Sont interrogés : un étudiant proche de l’ancien régime rwandais, un ancien professeur et un ancien journaliste.

[15]  En reportage à Tingi-Tingi, à l’occasion de la visite du camp par la Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, Mme Ogata, l’envoyé spécial du Monde (Thomas Sotivel, Le M. 11 fév. 97)  souligne l’encadrement du camp par une « machine de propagande rwandaise »  et rapporte les propos d’un réfugié selon lequel les candidats au retour sont très nombreux mais empêchés de se manifester en raison de la présence de très nombreux membres des milices Interahamwe organisatrices du génocide de 1994 - un homme du service d’ordre met fin à la conversation entre le journaliste et son informateur.

[16] La guerre des chiffres est liée aux pressions américaines pour qu’il n’y ait pas d’assistance massive aux réfugiés. On reconnaît le pragmatisme américain. Il vaut mieux affamer ces réfugiés pour qu’ils regagnent le Rwanda, il faut éviter la formation de nouveaux camps, et certains ajoutent (mais pas de manière officielle) un argument de légitimité supplémentaire : de toute façon il s’agit de coupables, de responsables du génocide (Le M. 4 fév, 5 fév., Lib. 3 mars), il n’y a pas à les aider au Zaïre.

[17] Cf. La C. 23 mai, Lib. 14 août 1997.

[18] La série d’articles des 20 et 21 mai 1997 relaie un rapport publié par MSF le 16 mai (Médecins Sans Frontières accuse) où est dénoncée « la stratégie d’élimination menée par des éléments de l’AFDL ».

[19] Parmi les opérations de propagande et de dissimulation, celles des USA font l’objet en juillet-août 1997 d’une enquête et de plusieurs articles du Washington Post où l’engagement des USA est mis en lumière, dénoncé - il a été constamment nié pendant la guerre (W.P. 16 juil.).

[20] Les trois quarts des réfugiés étaient des femmes et des enfants.de moins de quinze ans.