AFRIQUE La polémique sur le génocide hutu-tutsi d'il y a dix ans


L'opération turquoise : courage et dignité

PAR ÉDOUARD BALLADUR *
[23 août 2004]

Dix ans après le génocide qui s'est déroulé au Rwanda et au cours duquel des centaines de milliers de Tutsis et Hutus modérés ont été méthodiquement massacrés par les milices extrémistes hutues, la France continue, aux yeux de certains, de faire figure d'accusée (1). Elle est pourtant, au sein de la communauté internationale qui s'est délibérément désengagée dès le début de cette tragédie, la seule grande puissance qui a décidé d'agir.

Un bref rappel de la situation me paraît indispensable pour rétablir la réalité des faits et mieux comprendre les raisons pour lesquelles j'ai défendu, en ma qualité de premier ministre, l'envoi au Rwanda, avec l'accord du Conseil de sécurité, d'une force internationale à vocation strictement humanitaire. Lorsque les massacres ont commencé à Kigali dans la nuit du 6 avril 1994 après que l'avion transportant le président Habyarimana eut été abattu, la présence militaire française n'est plus alors constituée que par une trentaine d'hommes, notre désengagement massif s'étant réalisé à compter d'octobre 1993.


Le lendemain 7 avril 1994, dix Casques bleus belges sont assassinés et le Conseil de sécurité décidera, le 21 avril, le retrait des 2 500 soldats de la Minuar. Parallèlement, les forces françaises dans le cadre de l'opération Amaryllis évacuent entre le 8 et le 14 avril, date de rapatriement des derniers militaires français, environ 1 250 ressortissants français et étrangers.

Le 8 avril 1994, la France décide de mettre l'embargo sur les ventes d'armes à destination du Rwanda. De fait, la dernière autorisation d'exportation des matériels de guerre (AEMG), déjà limitée depuis 1993 aux seules ventes de pistolets et de parachutes, remonte au 6 avril 1994.

Première à prononcer l'embargo sur les armes, la France sera également le premier pays à utiliser le terme de génocide pour qualifier la tragédie rwandaise après que le pape Jean-Paul II eut utilisé ce terme lors d'une audience le 27 avril 1994.


Avec mon accord, c'est à Bruxelles qu'Alain Juppé dénonce, à l'issue du Conseil des ministres de l'Union européenne, le 15 mai 1994, dans une déclaration écrite, le génocide rwandais. Il utilisera ce même terme à l'Assemblée nationale au cours de la séance de questions d'actualité du 18 mai 1994. La communauté internationale quant à elle hésitera longuement avant de nous suivre et ce n'est que le 31 mai 1994 que le secrétaire général emploiera dans un rapport écrit le terme de génocide.

Consciente de l'extrême gravité des événements, la France estime que les Nations unies doivent réviser leur position et envoyer des effectifs renforcés de la Minuar, sous le chapitre VII de la Charte des nations, autorisant le recours à la force, afin au besoin de «dissuader ou repousser militairement sur le terrain ceux qui assailliraient les réfugiés pour les menacer».


La France, minoritaire, ne sera pas suivie. Le 17 mai 1994, le Conseil de sécurité décidera l'envoi de 5 500 soldats de la Minuar sous chapitre VI sans recours à la force et déclarera enfin l'embargo sur les armes, soit un mois et demi après la France. Décidé à la mi-mai 1994, l'envoi des forces de la Minuar va prendre du temps alors que la guerre et les massacres continuent.

J'ai considéré qu'il n'était pas possible de rester sans réagir encore pendant de longues semaines face à un tel drame et que la France se devait d'intervenir et ne pas se contenter d'exercer des pressions diplomatiques destinées à conduire les deux parties à la conclusion d'un accord politique. Il s'agissait en effet d'une part de faire cesser la guerre entre les forces gouvernementales et les rebelles du FPR (front patriotique rwandais) mais aussi de faire cesser les massacres entre les Rwandais eux-mêmes. Mais, pour parvenir à cet objectif, quelle devait être la nature de l'intervention internationale ?


D'aucuns estimaient, comme certains responsables militaires, qu'il fallait intervenir militairement dans Kigali où se trouvaient stationnées, en vertu des accords d'Arusha, des forces du FPR. J'ai toujours rejeté cette solution, qui nous aurait impliqués dans la guerre civile, sans aucune chance de succès.

Entreprendre, en effet, une intervention militaire aurait inévitablement entraîné la France dans une opération du type d'une expédition coloniale où elle serait apparue inévitablement comme le soutien du gouvernement hutu. Ce résultat aurait été désastreux et un tel choix contraire à la position adoptée par la France, qui, en application des accords d'Arusha, avait procédé au retrait des militaires français et estimait qu'elle n'avait à soutenir ni un homme, ni un groupe, mais des principes et une politique.


Je me suis donc opposé à cette solution et j'ai défendu le principe de l'envoi d'une force à vocation strictement humanitaire, destinée à mettre à l'abri les malades, les enfants et les populations civiles prostrées et terrorisées. Mais, en même temps, j'ai soumis cette opération à plusieurs conditions, que j'ai exposées par lettre au président de la République et dans une intervention à l'Assemblée nationale et qui étaient les suivantes : l'opération Turquoise devait obtenir l'accord des Nations unies, être limitée dans le temps, bénéficier du soutien d'autres contingents ainsi que de la possibilité de s'implanter en territoire zaïrois.

L'opération Turquoise s'est déroulée en plusieurs phases.


Après une première phase opérationnelle (22 juin-4-juillet 1994) pour sécuriser des camps de réfugiés tutsis et hutus le long de la frontière rwando-zaïroise, la France a décidé de créer le 4 juillet une zone humanitaire sûre (ZHS) pour mettre les populations à l'abri des combats qui faisaient rage dans le Sud (Butare) et l'Ouest (Kibuye) du pays. Cette zone aura ainsi permis la stabilisation des populations et aura facilité l'accès des secours humanitaires.


Les troupes du FPR poursuivent, quant à elles, leur offensive vers Gisenyi, ville atteinte le 11 juillet, provoquant l'exode en quatre jours d'un million de Hutus qui fuient vers le Zaïre à Goma. Face à une épidémie de choléra qui se déclare le 22 juillet, la France installe à Goma, le même jour, un dispositif sanitaire extrêmement performant et entreprend une campagne de vaccination à grande échelle qui touche 24 000 personnes. L'épidémie aura fait 50 000 morts mais la catastrophe humanitaire à grande échelle est évitée, grâce à l'intervention des soldats français qui soigneront blessés et malades et évacueront les cadavres.

La France a tenu parole. Engagés le 22 juin 1994, les militaires français ont complètement quitté le territoire rwandais le 21 août 1994, laissant la relève aux soldats de la Minuar, alors qu'à ce moment beaucoup de pays auraient souhaité le maintien de notre présence.

Dire que l'opération Turquoise, sous couvert d'un dispositif humanitaire, était destinée à permettre à des criminels de fuir leur pays est une ignominie.

Je sais en revanche que la France s'est engagée la première, la seule parmi les grands pays pour tenter de mettre un terme aux massacres et protéger les populations.

* Ancien premier ministre.

(1) Nos éditions du 17 août.

http://www.lefigaro.fr/debats/20040823.FIG0264.html